« La fraternité comme politique publique » (Le Monde, 15 mai 2015)

« Si la République a été coupable du pire en créant en 2007 le sinistre ministère de l’identité nationale et de l’immigration, elle doit être aujourd’hui capable du meilleur en ayant l’audace de créer un ministère de la fraternité. Mais pour cela, nous devons vaincre le préjugé tenace que la fraternité est un principe idéal, et restera toujours un horizon lointain, une transcendance, une valeur incapable de descendre de l’altitude de nos frontons et de la façade de nos institutions pour s’incarner réellement dans des politiques publiques – et pour s’installer dans le cœur humain.

Contre cette réputation d’abstraction et d’utopie, nous sommes quelques-uns aujourd’hui – je pense notamment à Jean-Baptiste de Foucauld et à Patrick Viveret – à interpeller le gouvernement, et les républicains de tous bords, pour tenter de leur faire prendre conscience qu’il est bien l’heure, dans notre longue histoire politique, de ce que Régis Debray a justement nommé « le moment fraternité ». Seule la fraternité est désormais à la mesure des défis auxquels nous sommes confrontés, et c’est donc elle qui maintenant doit conduire – orienter et mouvoir – tout le cortège de nos valeurs et principes républicains.

Elle devant, et les autres derrière, à sa suite. Car sans sa force motrice, ils n’auront plus jamais eux-mêmes assez de capacité d’entraînement, de mobilisation, de capacité à nous faire vivre ensemble en bonne intelligence.

Direction positive

Notre société est confrontée en effet à des fractures sociales et à des fractures culturelles qui font passer un test sans précédent à l’efficacité et au bien-fondé de notre contrat social : inégalités qui se creusent entre riches et pauvres, sécessions spatiales entre territoires prospères et zones de relégation, replis identitaires exacerbés par la défiance sans arrêt croissante vis-à-vis des immigrés et des musulmans, communautarismes religieux qui prolifèrent sur le terreau des ghettos sociaux, et par-dessus tout cela, en fond d’écran, l’opposition frontale révélée par Charlie entre le sacré républicain (la liberté de conscience) et le sacré religieux (la figure du Prophète).

Combien de semaines et d’années perdues va-t-on encore mettre, face à tout cela qui commence à faire beaucoup trop, pour comprendre qu’il faut passer à un niveau supérieur de notre ambition républicaine ? Que tous les concepts déjà utilisés – respect, intégration, etc. – sont comme autant de ressorts cassés, de principes trop dévoyés (je pense à cette malheureuse laïcité qui n’en finit plus de nous diviser alors qu’elle a pour vocation de rassembler) ou d’incantations devenues vides ?

Nous n’avons su jusqu’à présent, le plus souvent, que lutter contre toutes les forces centrifuges qui nous éloignent les uns des autres : lutte contre le racisme, contre les inégalités, contre les discriminations, etc. C’est nécessaire mais insuffisant. Songeons à quel point ce serait beaucoup plus fédérateur, entraînant, stimulant, si nous nous mettions enfin à lutter pour la fraternité. Non seulement cela nous donnerait une direction positive, vers l’avant, mais nous y gagnerions en termes d’efficacité pure.

Car c’est seulement à la condition de fraternité, c’est-à-dire à la condition d’avoir développé une véritable culture éthique du souci d’autrui et de la conviction que tout autre être humain est mon semblable, mon alter ego quelle que soit sa couleur de peau ou son appartenance culturelle, que nous pourrons créer une société où les discriminations et les inégalités apparaîtront aux uns et aux autres comme insupportables, intolérables pour la qualité d’humanité que nous aurons su éveiller en nous-mêmes.

Réparation

Faute de ce progrès éthique, faute de ce sens de la dignité de l’autre et de notre partage de la même condition humaine, sans frontières, comment pouvons-nous espérer que la revendication de liberté et d’égalité ne soit pas le plus souvent réduite à la défense de ses propres intérêts – individuels ou communautaires ? Comment pouvons-nous espérer que reculent durablement les indifférences, les haines, les rejets et les ignorances ? Aussi longtemps que je n’ai pas appris à considérer tout autre être humain comme mon frère, aucune règle de respect, aucune injonction à ne pas lui faire violence, ne seront suffisantes pour instaurer entre nous une relation dont l’humanité sera garantie.

Voilà la vertu concrète du principe a priori théorique de fraternité. Il est la clé d’une liberté non égoïste et d’une égalité altruiste – toujours l’une et l’autre soucieuses d’autrui. Et il est le seul à avoir le front assez haut, les épaules assez larges, pour rassembler tous nos efforts au service de la restauration de notre vivre ensemble : pour réduire les fractures sociales, les synonymes de fraternité sont l’égalité et la solidarité, et pour réduire les fractures culturelles ses synonymes sont tolérance et reconnaissance mutuelle. Voilà les deux axes – réparation des fractures sociales, réparation des fractures culturelles – selon lesquels tout un ensemble de politiques publiques pourraient être coordonnés par le ministère de la fraternité que je réclame de mes vœux…

Et je demande au passage, à tous ceux qui persistent à penser incompatibles l’islam et la France, s’il est bien indifférent que ce soit un philosophe de culture musulmane qui le réclame aujourd’hui à cette République dont il est l’un des fils ? Le nouvel enseignement moral et civique qui va être mis en place à l’école à partir de la rentrée 2015, le projet de rétablissement d’un service civique obligatoire, la relance des politiques de la ville, la réflexion en cours sur de grandes politiques de recréation de la mixité sociale et de la mobilité sociale, la lutte contre le racisme, l’antisémitisme, les actes antimusulmans, les discriminations, l’homophobie, etc.

Comprenons et réalisons l’unité de fond et de fin de cette diversité d’efforts : ils contribuent tous à retisser tel ou tel pan déchiré de notre tissu social, et à ce titre je propose de lier ces efforts de recréation du lien en créant ce ministère de la fraternité qui assurera leur convergence, leur coopération, leur dynamisation d’ensemble – en appelant, car l’Etat ne peut pas tout et ne doit pas tout pouvoir, l’ensemble des forces vives de la société civile à entreprendre cet immense projet de fraternité. »

Abdennour Bidar
Philosophe spécialiste de l’islam et des évolutions de la vie spirituelle dans le monde contemporain

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