« Les tisserands déjà à l’œuvre pour l’avenir » (Le Monde, 20 août 2016)

« Où va la civilisation humaine  ? Qui le sait encore, ou bien ose même poser une question si vaste ? La pensée se sent ­déboussolée par l’hypercomplexité du monde, et nos forces semblent trop dérisoires pour le changer. Le sentiment d’impuissance domine. Edgar Morin s’était levé dans le désert pour réclamer il y a près de vingt ans une politique de civilisation, en vain. Puis, dans le sillage de Stéphane Hessel, se sont levés des « indignés » insurgés avec raison contre le règne du dieu Argent. La revue Esprit a titré son numéro de mars 2016 «  Colères  ». Mais ces révoltes qui n’en finissent pas de monter s’expriment sans proposer encore d’alternative qui l’emporte en soulevant l’enthousiasme  !

Où est la vision du monde, de l’humain et de l’action à la hauteur des défis du temps présent ? Comment remplacer enfin les cris d’alarme par un cap d’espérance  ? Qu’est-ce qui, au lieu d’affoler les foules en montrant encore et toujours les nuages noirs qui s’amoncellent actuellement au-dessus de nos têtes, nous fera entrevoir la lumière du jour d’après  ?

Si d’aventure il nous venait un Don Quichotte se risquant à dire : « Je vois émerger quelque part l’idée d’un projet de civilisation », que lui arriverait-il  ? Il se ferait traiter de Sancho Pança, c’est-à-dire d’imbécile heureux. Il se heurterait du côté des « élites » à l’incrédulité et au dédain, tellement à présent la chose paraît hors de portée. Les plus charitables lui exposeraient doctement à quel point sa proposition est simpliste ou irréaliste.

Double peine

Comme tant d’autres déjà, je me suis rendu compte d’une chose très simple. Si simple qu’à première vue elle n’a l’air de rien. Elle tient d’ailleurs en une seule phrase : toutes nos crises contemporaines, à tous les niveaux de la civilisation, sont des crises du lien. Dit comme ça, j’imagine que ça n’émeut guère. Mais voyons jusqu’où ça nous mène. La crise écologique ? Une rupture du lien avec une nature qu’on intoxique, qu’on exténue et dont on s’est coupé. Les crises économiques à répétition ? Une rupture des liens de justice et de partage. Les crises géopolitiques ? Une rupture des liens par le fantasme actif du « choc des civilisations ». Les crises sociales ? Une rupture des liens entre classes, cultures et croyances. La crise du sens ? Une rupture de faisceau complète entre les aspirations spirituelles de l’être humain et des sociétés trop matérialistes. La crise des savoirs ? Un éclatement de la connaissance en spécialités cloisonnées, et trop d’incommunicabilité entre les visions scientifiques, humanistes et religieuses du monde. La crise de l’autorité, des institutions, des pyramides et des systèmes de pouvoir ? Une rupture du lien traditionnel entre générations. La crise de la démocratie ? Une crise du lien entre les élites et la société… Et (double peine) nous voyons qu’à la place de ces liens brisés prolifèrent hélas tant d’autres liens, maudits, qui étranglent : je pense aux chaînes mondiales de l’exploitation économique et à tous les autoritarismes politiques ou dominations religieuses.

Prenons enfin conscience de cette crise généralisée du lien. Sinon ? On continuera à n’avoir aucune prise suffisante sur ce qui nous arrive. Et à rester accablés aussi longtemps que nous nous obstinerons à ne pas voir cette « mère de toutes les crises »… l’être humain étant ainsi fait qu’il n’ouvre les yeux qu’après avoir touché le fond de ses inconsciences. Or de ce point de vue, mauvaise, donc bonne, nouvelle, il semble bien que nous ayons touché ce fond. Car il y a désormais trop de nos liens vitaux en souffrance radicale.

Où en est notre lien à nous-mêmes, ce lien intérieur qui nous apprend à écouter notre moi profond, et à vivre selon nos aspirations les plus personnelles au lieu de suivre des modèles standards ? Où en est notre lien à autrui, ce lien de solidarité, de compassion, de fraternité et d’amour au-delà de toutes les frontières d’identité, qui nous fait goûter la joie du don de soi et du partage ? Où en est notre lien à la nature, ce lien de respect de la biosphère et de l’animal, d’émerveillement et de symbiose avec le cosmos, qui suscite notre sentiment d’appartenance à une vie plus vaste et plus haute que celle de notre petit ego ?

Notre esperanto

Apprenons ou réapprenons à cultiver ce triple lien nourricier à notre intériorité, à l’humanité, à la nature et à l’univers ! Redécouvrons son pouvoir extraordinaire de nous relier à toutes les sources de vie et à toutes les ressources d’énergie nécessaires à notre bonheur, à notre liberté, à notre santé physique, morale… et spirituelle. C’est bien en effet le nouage patient de tous ces liens féconds qui nous permet de réaliser l’ambition par excellence de la vie spirituelle : nous faire grandir en humanité, nous élever et nous éveiller, nous ouvrir à ce qui nous appelle et nous dépasse. Athées, agnostiques, croyants, ces liens qui nous soulèvent et nous transcendent, voilà notre espéranto, voilà notre sociabilité spirituelle ­partageable sans frontières.

Dès que cette prise de conscience s’opère, le ciel de la vie et de la civilisation peut s’éclaircir et son horizon s’étendre à nouveau. Car soudain une chose précieuse devient lumineuse : ce que l’on peut faire, collectivement et personnellement. Tous ensemble et chacun à son échelle, là où il est, avec les moyens qui sont les siens. A savoir contribuer à créer la civilisation de demain fondée sur la qualité des liens, de tous les liens nourriciers. Une civilisation dont le principe d’organisation et de développement sera de mettre toutes ses structures, toutes ses forces vives, toutes ses innovations au service de l’objectif de faire de chaque être humain un « cœur de liens » – c’est-à-dire un être si bien relié à lui-même, aux autres et à l’univers qu’il pourra enfin donner la pleine mesure de son humanité, de sa singularité, de sa vitalité et de sa créativité.

Utopie ? Non, prochain moteur de l’histoire déjà en marche ! Car ce paradigme de la vie bien reliée est actuellement en train d’émerger et même d’exploser à travers une multitude d’initiatives qui s’élancent toutes à partir de lui. Partout des mains se tendent et des esprits se cherchent pour apprendre ou réapprendre à vivre les uns pour les autres, et non plus les uns contre les autres. Avec la nature et non plus à son détriment. Par soi-même et non plus dans l’ignorance de soi ou l’aliénation.

Une alternative foisonnante

Cela va du renouveau des pratiques de retour à soi (méditation, yoga, psychothérapies, développement personnel, etc.) à toute une gamme d’aspirations néospirituelles qui expriment un besoin de sens, d’authenticité, d’être au lieu de l’avoir et du paraître ; de la multiplication des pratiques d’échange équitable à celle des utilisations d’énergies renouvelables ; des partages gratuits de savoirs aux rassemblements interculturels et à la recherche de nouvelles communions collectives ; des pratiques collaboratives et coopératives en entreprise aux divers mouvements et revendications d’« empowerment » citoyen.

Seule la myopie des cyniques et des sceptiques entretient l’illusion qu’il s’agirait là de phénomènes marginaux en quantité négligeable. Alors que c’est un séisme, une mutation civilisationnelle à son point de déclenchement. Un nouvel élan, au moment même où l’essoufflement collectif paraît à son comble. Une alternative multiforme et concrète, incroyablement foisonnante et riche, qui a commencé de s’expérimenter sur tous les plans à vitesse « grand V », à partir de la contagion spontanée du désir de construire d’urgence une société moins individualiste, moins égoïste, moins pyramidale, moins prédatrice, moins matérialiste, et infiniment plus égalitaire, plus collaborative, plus partageuse, plus généreuse, plus porteuse de sens.

Ceux que j’appelle tisserandes et tisserands sont les précurseurs, les premiers artisans de ce nouveau paradigme. De recréation et d’invention de tous les liens qui nous libèrent des asservissements, et qui libèrent en nous des possibilités de vie nouvelles. Les premiers à avoir trouvé une foi inédite – une foi post-religieuse et post-politique en une société humaine où l’idéal personnel de vie spirituelle et l’idéal collectif de progrès social se rencontrent. Ils se sont mis en action et en réseau, rassemblés en mouvements ou en associations…

Mais tous ces « premiers debout » et « néorésistants » sont encore loin d’être assez nombreux. Ils ne sont ni assez conscients d’eux-mêmes ni assez confiants en eux-mêmes. Dans les mois et les années à venir, il va donc leur falloir d’énormes renforts jusqu’à la mobilisation générale ! Jusqu’à ce que le plus grand nombre se dise « moi aussi j’ai une contribution à apporter ». Jusqu’à ce que soit atteinte la masse critique de ces « Fraternels » qui sont aujourd’hui les porteurs de la vision concrète et idéale capable de réorienter le cours de l’histoire. »

Abdennour Bidar
Philosophe spécialiste de l’islam et des évolutions de la vie spirituelle dans le monde contemporain

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