A l’occasion des commémorations du 9 décembre – journée anniversaire de la loi de 1905 portant séparation de l’Eglise et de l’Etat – le philosophe Abdennour Bidar, dans un vibrant plaidoyer, défend une laïcité au service d’une république démocratique.
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La laïcité au premier plan des passions françaises
Tel est le contexte général qui explique que, après un siècle ou presque de sommeil tranquille, la question de la laïcité ait fait ces dernières années son grand retour au premier plan des passions françaises. Si elle s’est imposée peu à peu depuis l’affaire des foulards de Creil en 1989 en tête du hit-parade de nos débats intellectuels, politiques, médiatiques, c’est que notre société a vécu le « retour du religieux » d’une manière spécialement sensible, douloureuse, pour deux raisons au moins.
La première raison est la nature historique du « républicanisme » français. Celui-ci est presque constitutivement hostile à l’expression sociale des identités religieuses, et plus généralement de toute identité ou appartenance particulière qui oserait concurrencer dans le champ public sa volonté de ne voir « qu’une seule tête », à savoir celle du « citoyen » ne se définissant et ne jurant que par « l’universel » des valeurs de « liberté, égalité, fraternité ». La seconde raison est le conflit frontal de ce républicanisme français avec l’invasion culturelle d’une « démocratie libérale » d’inspiration anglo-saxonne qui a réussi ici également, en France, à persuader nombre d’esprits que toutes les identités sont légitimes à s’exprimer sans frein dans l’espace public, sans quoi le néosacro-saint « individu » est fondé à hurler à la stigmatisation et à la discrimination de sa non moins sainte « différence ».
Entre les partisans de ces deux visions de la société, dont les excès sont aussi intolérants l’un que l’autre, l’antagonisme est à présent total. Ils se déchirent en particulier au sujet de la laïcité, chacun revendiquant sa juste compréhension et accusant l’autre de l’avoir dévoyée. Les républicains accusent la laïcité d’être détournée de son sens lorsqu’elle menace à leurs yeux de se faire trop « démocrate », en devenant « ouverte » à l’expression publique du religieux sur le mode des « accommodements raisonnables » du Québec.
Un affrontement hystérisé
Les démocrates la déclarent pervertie lorsque, à l’inverse, elle menace à leurs yeux de restreindre trop sévèrement cette même expression. La violence du conflit a conduit chacune des deux positions à se radicaliser, à se caricaturer, au point que ce qui était hier audible et recevable des deux côtés a été dénaturé par l’outrance. L’affrontement s’est tellement hystérisé qu’il est devenu un dialogue de sourds entre deux convictions devenues dogmatiques et agressives – et, de plus en plus, toute position équilibrée entre ces deux extrêmes sera jugée traître à la cause aussi bien par les uns que par les autres ! J’observe de près, avec effroi, la montée dans les deux camps d’un discours de combat et la conviction d’être en guerre. Nombreux sont ceux qui ne cherchent plus maintenant qu’à en découdre.
Associer harmonieusement le souci de l’un et le souci du multiple
Quel sera donc le défi collectif dans les années à venir, lorsqu’enfin quelque chose d’autre pourra émerger du chaos de cet antagonisme ? Il s’agira pour la France de se réconcilier autour d’une compréhension partageable de la laïcité. Laquelle ? Il ne peut s’agir que de trouver ensemble ce Graal politique d’un véritable accord entre « république » et « démocratie », ce qui est une véritable quadrature du cercle. Car il y a évidemment du bon en chacun des deux principes, et notre conviction est que leur complémentarité forme le meilleur régime politique.
Car chacun équilibre l’autre, au service du maximum de cohésion d’un peuple et de liberté de chacun de ses membres : la république unifie le divers en offrant des principes en lesquels chacun, avec ses différences, peut trouver la plus grande justice, et empêche ainsi que la démocratie ne produise une société en miettes, toujours plus introuvable à force d’être atomisée en une multiplicité indéfinie de différentes identités, communautés ou tribus ; la démocratie fait valoir les droits du multiple, autrement dit le besoin légitime d’expression et de reconnaissance de chaque singularité personnelle ou culturelle, empêchant par-là que la république bascule de son projet nécessaire d’unification vers une entreprise illégitime d’uniformisation des identités. Il s’agirait bel et bien, par conséquent, d’associer harmonieusement le souci de l’un et le souci du multiple : le rassemblement de tous nos concitoyens autour de l’un de valeurs partagées avec la reconnaissance de la multiplicité de leurs identités.
C’est ce projet politique qui, à notre sens, doit mobiliser la contribution du principe de laïcité comme de tout l’ensemble de nos principes et valeurs constitutionnels. Comment cela se concrétisera-t-il ? Comment comprendre la laïcité et la faire vivre de telle façon qu’elle serve le projet d’une république démocratique, ou d’une démocratie républicaine ? Il faudra réussir, et rien n’est moins simple, à la faire valoir concrètement pour ce qu’elle est idéalement : un outil au service de la liberté, de l’égalité, de la fraternité. C’est la finalité de la loi laïque de séparation des Eglises et de l’Etat du 9 décembre 1905. En quel sens ? En séparant les deux, elle ôte à la religion tout pouvoir politique et au politique tout pouvoir religieux : ni l’Etat ni les Eglises n’ont plus dorénavant le pouvoir légal d’imposer ou d’interdire quoi que ce soit en matière d’options existentielles ; l’Etat laïque n’est pas neutre mais impartial car il organise, de manière juste entre tous, le respect et le bénéfice des valeurs de liberté, égalité, fraternité ; de ce fait, voilà assurées cette liberté et cette égalité entre athées, agnostiques, croyants mais aussi leur fraternité dès lors qu’ils peuvent se retrouver, sans peur les uns des autres et solidaires, dans le bénéfice partagé des mêmes droits.
La laïcité n’est plus principe de concorde mais sujet de discorde
Ainsi comprise, la laïcité sert bel et bien le projet d’une république démocratique pour une raison simple : elle est aussi bien républicaine – parce qu’elle unit dans la même garantie de droits – que démocratique – parce qu’elle assure à toute la diversité des citoyens le respect de leurs différences. C’est cet équilibre dans la laïcité que l’Observatoire national du même nom a bien réussi à trouver depuis 2013, au milieu du tumulte général, à travers toute la série des guides pratiques qu’il a publiés depuis 2013 – à l’usage des collectivités locales, des structures socio-éducatives, des établissements publics de santé, de l’entreprise privée. Cependant, un tel équilibre a le plus grand mal à faire entendre sa voix de sagesse. La laïcité n’est plus principe de concorde mais sujet de discorde. Quand nous disons « n’est plus », cela ne fait cependant pas référence à un hypothétique « âge d’or » de la laïcité tant l’histoire de celle-ci fut conflictuelle : son institutionnalisation par la loi du 9 décembre 1905 a été en effet un nouvel épisode majeur de la « guerre des deux France », la catholique et l’anticléricale, commencée et prolongée tout au long du XIXe siècle. Nous ne voulons donc pas parler de l’origine historique du principe de laïcité mais de son sens tel que nous venons de le rappeler : c’est celui-ci qui n’est plus guère perçu aujourd’hui, en admettant même qu’il ait été davantage dans le passé.
Avons-nous déjà été au fond de la compréhension de notre principe de laïcité ? Avons-nous suffisamment vu à quel point la laïcité est l’esprit de la France ? Et à quel point, dès lors, celui qui n’aurait aucune vision de la laïcité n’aurait du même coup aucune idée de la France ?
Les dieux, quels qu’ils soient, n’ont rien à nous commander
La laïcité est ce principe politique qui garantit qu’il n’y a pas de religion d’Etat. Mais alors cela veut dire – et c’est précisément cette compréhension qui nous a trop échappé jusque-là – que la laïcité est liberté spirituelle et politique en même temps, parce qu’avec elle désormais chaque citoyen se trouve doté de l’entière responsabilité métaphysique et sociale de donner à sa vie le sens fondamental qu’il veut. Tel est bien l’esprit de la France, ce pays sublime parce qu’il a réussi à penser ensemble et à instituer ensemble la liberté spirituelle et la liberté politique… en exprimant de façon paradoxale cette inséparabilité du spirituel et du politique par la séparation des Eglises et de l’Etat. Nous, Français, sommes rendus par la laïcité souverainement libres, souverainement égaux, c’est-à-dire, j’y insiste, métaphysiquement et socialement. Plus qu’ailleurs, même là où il y a démocratie, parce que notre laïcité explicite, proclame, institue, ce que toute démocratie dit seulement de façon implicite : les dieux, quels qu’ils soient, n’ont rien à nous commander. La laïcité, c’est ainsi le lieu vide au centre de l’espace public, autrement dit le lieu débarrassé de toutes ces divinités – religieuses en particulier, idéologiques en général – dont la majesté nous incite à en faire nos idoles. A cet égard, la laïcité est l’expression politique de l’esprit critique, de la pensée qui dit non, de la conscience libre qui dénonce les absolus figés, les veaux d’or que la Cité humaine est continuellement tentée d’adorer – et qui se garde elle-même, cette conscience laïque, tout autant contre ses idoles intérieures, ses convictions rationnelles ou irrationnelles, pour rester dans le vide vital du doute et du mystère.
Nous, Français, sommes des rebelles spirituels, des insoumis métaphysiques et politiques, qui refuserons toujours de nous incliner devant l’idole quelle qu’elle soit… Voilà tout au moins la grandeur qui devrait être la nôtre.
Ni Dieu ni maître, notre âme est anarchiste
Pour cette raison l’islam demain pas plus que le catholicisme hier ne feront ici la loi. Ils n’y sont pas arrivés jusqu’ici, ils n’y parviendront jamais. Quelle que soit leur force, ailleurs ou ici même, ces religions trouveront toujours en France non pas leur tombeau – elles sont les bienvenues aussi longtemps qu’elles riment avec liberté – mais le terminus de leurs ambitions de pouvoir. Car elles sont ici au cimetière de la loi et du dogme religieux – qu’ils reposent en paix. Au pays où toute loi religieuse et tout dogme ne viennent que pour y mourir, parce que là vivent des femmes et des hommes aspirant à une tout autre vie spirituelle que celle de la soumission : une vie spirituelle faite de cette liberté métaphysique et sociale que l’on vient d’évoquer, alors que loi et dogme veulent toujours donner des ordres. Jamais on ne donne d’ordre à un Français. Jamais on ne le force à obéir. Il n’obéit qu’à ce à quoi sa conscience et sa raison consentent. Ni Dieu ni maître, notre âme est anarchiste. Notre vocation est de vivre en consciences libres qui trouvent d’elles-mêmes la voie du Juste lorsqu’elles ont fait l’effort de s’approfondir pour s’illuminer du dedans.
Pour cette raison, nous avons un rapport historique d’attraction/répulsion avec la monarchie – royale ou républicaine. Nous nous donnons à des rois mais nous avons fini par couper la tête de Louis XVI. Le grand de Gaulle lui-même est tombé de son trône. A chaque fois que la majesté veut régner sur notre pays, elle ferait bien de ne pas oublier cela : on ne soumet pas la France, si ce n’est pour un temps et de manière illusoire. Elle finit vite et toujours par se libérer.
De même, d’autres feraient bien de ne pas oublier que dans notre pays la laïcité ne sera jamais une question subsidiaire. J’en entends pourtant, qui disent et qui s’imaginent qu’en comparaison des « vraies difficultés des vrais gens » et des « grands problèmes de la planète », nos débats sur la laïcité seraient dérisoires, voire irresponsables et qu’ils n’ont pas de temps à perdre avec ça. Les inégalités sociales qui s’aggravent, le chômage, la précarité, le déclassement, la souffrance au travail, et bien sûr la gravité de la crise écologique, tout cela n’est-il pas infiniment plus important ? La croissance, la compétitivité économique, etc. tout cela n’est-il pas infiniment plus décisif ? Je ne le pense pas.
La France, encore elle, n’est pas un pays dans lequel les questions matérielles peuvent être traitées indépendamment des questions spirituelles, c’est-à-dire d’abord du choix de nos valeurs communes. Or la laïcité est, on l’a vu, au cœur de notre système de valeurs. Elle en est la clé de voûte, la quadrature du cercle entre république et démocratie, aussi bien qu’entre spirituel et politique. Dès lors, ceux qui se figurent comprendre la France socialement ou économiquement, selon leur bord politique, mais sans la comprendre spirituellement, ne la comprendront jamais et ne la dirigeront jamais quelle que soit leur position de pouvoir acquise. Ils n’auront jamais qu’un pouvoir sans autorité – sur un pays où seule la maîtrise du sens spirituel et politique de la nation est le véritable sceptre.
Mais je parle là de choses quasi impossibles à faire valoir dans la cacophonie ambiante. Nous sommes actuellement au plus loin de ce génie de la laïcité et de la France. Au plus loin à force de confusions et d’instrumentalisations qui ont fait dégénérer la laïcité en arme idéologique au service de visions borgnes ou d’intérêts particuliers. Les uns la dévoient en la désirant « liberticide » : « laïcards » incapables d’admettre leur radicalisation, ils en font une arme au service de leur allergie au religieux et de leur ignorance de l’islam pour lui faire dire, indûment, qu’elle devrait interdire toute expression publique de ce religieux ; et cela chez certains, on le verra aux prochaines élections, à des fins électoralistes en jouant sur cette peur énorme de l’islam qui s’est emparée de notre société.
Les deux lobbies ennemis monopolisent la sphère médiatique
Les autres, dans le camp d’en face, n’en attendaient pas tant pour dénoncer la laïcité comme « liberticide » : « communautaristes », « multiculturalistes », « indigénistes » égarés par leur ressentiment vis-à-vis de la France, ou « fréristes » et salafistes qui cachent leur haine derrière un apparent attachement à la démocratie, ils voudraient persuader l’opinion publique que laïcité n’a été « inventée » que pour stigmatiser le religieux en général et l’islam en particulier, jouant donc quant à eux sur la corde « victimaire » et sur l’atmosphère générale de colère. Je ne vois plus de part et d’autre que de l’aveuglement et de la haine. Interminablement les deux lobbies ennemis monopolisent la sphère médiatique, politique, intellectuelle, et cela rend quasi inaudible tout autre discours qui rendrait à la laïcité sa dignité éthique et politique, sa valeur de paix et de justice.
Comment la sérénité reviendra-t-elle dans notre société, sur le sujet ? Quelques paroles de raison continuent de tenter de se faire entendre mezzo voce. Elles sont perceptibles, nous l’avons souligné, du côté des remarquables travaux de l’Observatoire national de la Laïcité. Elles le sont tout autant du côté de l’école. Le ministère de l’Education nationale a réussi depuis 2004, et la loi pourtant controversée « encadrant, en application du principe de laïcité, le port de signes ou de tenues manifestant une appartenance religieuse dans les écoles, collèges et lycées publics », à produire des textes qui servent de point d’appui à la pédagogie de la laïcité d’une manière telle que celle-ci peut apparaître là clairement pour ce qu’elle est, à savoir un principe de concorde indissociable de l’esprit et des institutions de la France. C’est aussi le cas pour la Charte de la laïcité à l’école parue en septembre 2013, puis bien plus récemment pour le Vademecum Laïcité qui aide les chefs d’établissement à appréhender les cas de contestation de la laïcité, c’est-à-dire à discerner les signes d’intégrisme et d’extrémisme potentiels, et à y réagir efficacement.
La Charte de la laïcité recèle plusieurs formules qui explicitent parfaitement l’idéal d’une République démocratique, rassemblée et ouverte à sa diversité interne – sans contradiction. En voici une : « La laïcité garantit la liberté de conscience à tous. Chacun est libre de croire ou de ne pas croire. Elle permet la libre expression de ses convictions, dans le respect de celles d’autrui et dans les limites de l’ordre public. » Comment mieux dire l’harmonie du multiple et de l’un, de l’individuel singulier et du commun partageable, du « je » et du « nous », du libres ensemble ?
[1] Michel Foucault, « Dits et écrits, III, 1976-1979 », Gallimard, 1994, page 694.
Les intertitres ont été rédigés par la rédaction.