« Pour des états généraux de la pensée de l’islam » (Libération, 22 novembre 2017)

« Plutôt que de se perdre en polémiques vaines et clivantes sur Tariq Ramadan, pourquoi ne pas parler vraiment de l’islam, qui est aussi une façon d’aborder la question de l’égalité ? A l’université et pourquoi pas au Collège de France. Chaque jour, j’ai vu le débat Charlie vs Mediapart attiser une guerre des gauches derrière laquelle disparaît presque complètement la question de l’islam de France. Quelle misère ! Tout au plus cette question pourtant cruciale est-elle prise en otage du conflit… Mais comment peut-on se permettre ainsi de passer encore et toujours à côté du sujet « islam », alors que de son traitement dépend en grande partie désormais l’avenir de la France ?

L’islam est, en effet, désormais, au cœur du grand rendez-vous de la France avec elle-même. Pourquoi ? Parce qu’il est au beau milieu du carrefour de toutes nos crises sociétales majeures. En premier lieu, la crise de l’aggravation de la crise sociale entre la France périphérique et la France dynamique : les territoires perdus, oubliés ne comptent pas que des musulmans, loin s’en faut, mais ils sont ces terreaux de souffrance, de ressentiment et de repli identitaire dont l’intégrisme musulman est l’un des plus graves symptômes. Ensuite, la crise du spirituel où s’enfonce, comme dans une nuit noire, notre pays depuis que sa boussole laïque a été brisée en mille morceaux à force de batailles entre les tenants d’un sacré républicain et d’un sacré religieux. Arrivé au milieu de ce champ de ruines, l’islam est simplement ce qui de la façon la plus bruyante nous somme de répondre présents au rendez-vous de la France avec sa vocation spirituelle la plus singulière, qui se trouve quelque part «par-delà religion et athéisme». Il le fait en manifestant à nouveau dans notre société tout ce que le religieux ancien peut avoir de dogmatique et d’intolérant. Il le fait aussi à travers tous ses autres croyants ouverts et pacifiques qui, comme bien d’autres âmes chercheuses en souffrance dans notre société, revendiquent un vrai droit de cité pour leur soif spirituelle – que rien n’étanche dans nos univers matérialistes.

Voilà pourquoi l’islam est notre plus grand défi : il est actuellement ce qui nous convoque de la manière la plus puissante devant notre responsabilité inséparablement politique et spirituelle de reconstruire une société de justice et de sens, d’inventer un nouveau vivre-ensemble qui fasse droit aussi bien à l’égalité réelle qu’aux aspirations les plus élevées de nos intériorités.

En creux, l’islam nous parle donc de… bien autre chose que de lui-même ! Il nous permet de bien identifier ce contre quoi la France doit résister, et qu’il faut incriminer sans relâche: ce libéralisme ensauvagé qui détruit aussi bien les solidarités sociales que les significations supérieures. Qui fabrique à toutes les échelles des classes de prédateurs et de proies, suscitant le malheur et la révolte des laissés-pour-compte. Qui répand aussi ce relativisme – «à chacun sa vérité», «à chacun ses goûts et ses croyances» – où l’individu s’enferme dans des plaisirs solitaires ou tribaux par-delà lesquels le partage de valeurs, et plus encore la communion autour d’un sacré partageable deviennent impossibles. Face à ce libéralisme devenu fou, la grande cause est là ! Dans le combat à mener partout pour réconcilier l’économie de marché avec une juste redistribution de la richesse produite (tellement énorme qu’elle pourrait «mettre la pauvreté au musée», comme l’a dit Muhammad Yunus) ; et pour réconcilier la liberté personnelle de penser, et de vivre comme on l’entend, avec une fraternité des convictions profondes (vers ce que j’appelle le «libre ensemble»).

Va-t-on enfin comprendre que quand on parle d’islam dans ce pays, c’est ainsi tout autre chose qui se cherche et se joue en fond d’écran ? Cet épouvantail continuera donc de nous troubler jusqu’à ce que nous entendions son interpellation et que nous en prenions la pleine mesure. C’est notre véritable kaïros (l’opportunité décisive des Grecs). Notre épreuve de vérité. Si nous savons l’affronter, cela nous donnera déjà une bonne idée de notre capacité à déployer l’étendard français d’un humanisme du XXIe siècle – capable de créer de nouveaux liens, libres et heureux, de fraternité et de spiritualité entre ceux qui croient au ciel et ceux qui n’y croient pas. Ployant tout entier sous le joug de l’hégémonie libérale, le monde attend de la France cette étincelle d’un autre possible.

Pour cette raison, je propose solennellement que soit ouverte, dès 2018 au Collège de France, une chaire annuelle qui organise les états généraux de la pensée de l’islam. J’ai développé cette proposition dès 2015 dans mon Plaidoyer pour la fraternité, puis avec d’autres – la sénatrice Bariza Khiari, présidente de l’Institut des cultures d’islam, et le professeur de médecine Sadek Beloucif, président du conseil d’orientation de la Fondation de l’islam de France. Je propose en outre que cela soit l’événement inaugural d’une entreprise bien plus ample : l’ouverture, dans trois ou quatre grandes villes universitaires, de véritables départements d’études de l’islam réunissant les approches philosophique, historique, anthropologique, sociologique et psychologique. Je propose que ces départements ouvrent chacun un diplôme universitaire obligatoire pour tout imam exerçant son ministère en France. Je propose que ces départements aident à promouvoir dans l’Ecole un questionnement laïque et philosophique des héritages de sagesse des grandes civilisations de l’humanité (grands récits mythologiques, religieux, poétiques, etc.), à travers un enseignement fondé sur les principes de connaissance et de reconnaissance mutuelles entre toutes les visions du monde – et sur la recherche du commun par-delà les différences. Instituons d’urgence tous les lieux d’excellence et d’éducation nécessaires, dans lesquels la question de l’islam en France puisse être débattue de la manière la plus large, laïque et critique. Afin de créer le grand contre-modèle intellectuel et spirituel nécessaire à l’idéologie salafiste qui menace tant de musulmans d’une vision rétrograde de l’islam, et qui nous menace tous par sa radicalité. Afin aussi, et plus encore, de faire de la France le pays de la grande réconciliation entre les civilisations de l’Islam et de l’Occident. »

Abdennour Bidar
Auteur de : Les Tisserands (Les liens qui libèrent, LLL, 2016) et Quelles valeurs partager et transmettre aujourd’hui ? (Albin Michel, 2016).

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