« Un silence assourdissant a remplacé le vacarme effroyable » (Le monde, 15 juin 2022)

 

👉 Lien vers l’article sur le site du Monde 

Ici le texte en accès libre :

De la « guerre » contre le virus à l’amnésie, de la psychose collective à l’oubli total : mais comment se fait-il que nous soyons passés aussi vite à autre chose au sortir d’une crise sanitaire qui a pourtant ébranlé à ce point tout notre vivre ensemble, et provoqué, outre le nombre des morts, de si gros dommages psychologiques, sociaux et politiques ? Bien que nous venions de vivre deux années d’une épreuve collective particulièrement éprouvante à tant de niveaux, plus personne n’en parle, comme s’il ne s’était rien passé ! C’est tout simplement ahurissant.

Faut-il donc trouver matière à se réjouir ou à s’inquiéter du fait que la pandémie, sa gestion politique et ses conséquences, ait été à ce point absente hier de la campagne présidentielle, et aujourd’hui des débats de la campagne législative ? Notre classe politique dans son ensemble, manifestement incapable de se saisir de ce qui a autant affecté nos vies, ne prouve-t-elle pas hélas, et une fois de plus, à quel point elle est hors-sol ? Ainsi la bataille pour le pouvoir a-t-elle repris son existence séparée, déconnectée… Ainsi également l’actualité a-t-elle repris sa course folle, sans queue ni tête, et nous voilà à nouveau, comme toujours, emportés sans prendre jamais le temps de nous poser pour réfléchir…

Je veux bien admettre qu’on ait besoin d’oublier, et certains verront sans doute dans cette disparition pure et simple du sujet de la crise sanitaire un signe formidable de la résilience de notre société. Ce qui me semble toutefois le plus formidable, c’est le silence assourdissant qui, soudain, a remplacé le vacarme effroyable et continu d’une communication politique et médiatique exclusivement vouée à parler des « vagues » terribles et de la succession indéfinie des « variants » du virus. Si donc cette crise était si gravissime, comme nous l’ont martelé nos médias et nos chefs, comment se fait-il alors que nous ayons pu nous en affranchir tout d’un coup, nous en sauver sans que soient menés à la sortie de cette crise aucun travail de fond, aucune réflexion collective, aucun bilan critique ? Qui avec moi pour s’étonner de cela ? Et je devrais dire plutôt pour être absolument éberlué et indigné, comme je le suis, de ce passage du catastrophique à l’inexistant, du catastrophisme au « circulez, il n’y a plus rien à voir » ?

Je voudrais donc ici interpeller aussi bien la conscience publique que les pouvoirs : n’est-il pas indispensable que nous nous donnions enfin le temps de la réflexion et de l’examen au sortir de cette crise qui a bouleversé à ce point nos existences privées et publiques, intimes et professionnelles ? Que s’est-il donc passé ? Que nous est-il arrivé ? Qu’est-ce qui a été mis en jeu, et peut-être en péril au-delà de notre sécurité sanitaire ? La gestion de crise a-t-elle été juste, adaptée, appropriée au danger, ou bien a-t-elle été fautive en quoi que ce soit ? Liberté, égalité, fraternité : dans quel état nos valeurs républicaines sortent-elles de cette crise ? Grandies ou affaiblies ? Qui peut prétendre répondre avant qu’ait eu lieu, à ce sujet, le grand débat national que j’appelle de mes vœux ?

Voilà bien ce que je réclame, en effet, et je pense que je ne serai pas le seul à en signaler comme à en éprouver la nécessité : l’ouverture sans tarder d’un grand débat démocratique organisé de façon décentralisée dans chaque commune, dans chaque quartier, dans tous les lieux associatifs et institutionnels possibles, dans les entreprises et les différents milieux professionnels. Pour libérer la parole, et mener à bien ensemble trois tâches qui me paraissent à présent indispensables : une réparation, une réconciliation, une réappropriation.

Une réparation, parce que les détresses, les vulnérabilités, les inégalités ont été tellement aggravées par la crise et sa gestion (confinements, couvre-feux, etc.) qu’il serait inconscient et irresponsable de penser que tout cela va guérir et se résorber tout seul. Une réconciliation, parce qu’une fois de plus avec cette crise, nos concitoyens ont été dressés les uns contre les autres et des conflits violents ont éclaté aussi bien dans les couples et les familles que dans l’espace public et sur les réseaux sociaux, par exemple entre partisans et opposants au vaccin. Une réappropriation, enfin, par une délibération citoyenne qui soit le plus large possible, parce que la crise a été gérée d’en haut de façon particulièrement directive, autoritaire et descendante.

Pendant la crise, notre réflexion a été retardée par l’urgence. Elle a aussi été bloquée par la peur, qui a fait déraisonner tant de belles intelligences. Dès lors, notre débat démocratique a été mis en veille. Mais à présent que le danger est, espérons-le, derrière nous ? A présent, il est l’heure de rattraper enfin le temps perdu, et de se mettre tous ensemble, j’y insiste, à « penser pour panser », c’est-à-dire pour prendre soin et nous soigner collectivement de tous les traumatismes qui nous ont été imposés, pour retisser les liens déchirés, pour réparer les injustices subies, pour être particulièrement attentifs aussi aux risques futurs de la suspension certes provisoire mais inquiétante de nos libertés pendant la crise. Sinon ? Sinon les séquelles de tout cela vont à coup sûr nous rattraper et leurs conséquences seront terribles. Sinon nous courons le risque de ne pas voir que nos démocraties et nos sociétés ont vécu là quelque chose de potentiellement très dangereux pour leur avenir.