« Musulmanes et musulmans progressistes, sortez de l’ombre ! » (Le Monde, 11 septembre 2018)

« Mettre fin aux financements étrangers du salafisme, instaurer un contrôle public des organismes qui assurent le pèlerinage à La Mecque, instaurer une taxe sur le gigantesque marché du halal, instituer une formation obligatoire aux valeurs républicaines de tous les imams du territoire, etc.  Toutes ces préconisations du rapport rendu au chef de l’État par Hakim el Karoui sont indispensables. Elles ne règleront cependant pas le problème majeur de l’islam de France : son incapacité à faire émerger de ses propres rangs un mouvement progressiste capable de proposer un modèle alternatif assez puissant pour contrer l’idéologie islamiste – sous toutes ses formes, du radicalisme terroriste au fondamentalisme piétiste en passant par ce conservatisme étroit qui règne aujourd’hui presque sans partage dans l’ethos musulman.

Là-dessus, le rapport en question ne peut évidemment rien faire : il alerte vigoureusement sur la propagation de cette idéologie islamiste mais il ne peut désormais compter que sur le relais qui doit être pris par un nombre suffisant de consciences musulmanes, pour créer ensemble le grand mouvement d’ouverture, de paix, de liberté de conscience et d’expression, d’égalité femmes-hommes, de tolérance et de fraternité dont cette religion et cette culture ont un besoin vital, en France comme ailleurs. Pour ma part, n’étant pas un chef politique et n’ayant pas vocation à le devenir, j’estime avoir fait la part du philosophe avec quelques autres, en construisant dans mes écrits le « grand récit » d’un autre islam non seulement compatible avec les valeurs de la démocratie et des droits de l’homme mais capable de trouver dans les conditions du monde moderne et post-moderne une régénération inouïe de son génie spirituel – très au-delà de la religion figée dans laquelle cette spiritualité s’est abîmée depuis des siècles et des siècles.

Depuis 2004 dans Un islam pour notre temps, je n’ai cessé d’approfondir cet effort personnel de rendre clair et accessible au plus grand nombre la vision de cet autre islam possible, c’est-à-dire de cette vie spirituelle libre et consciente qui remplace l’adhésion mécanique aux « vérités » de la tradition par l’esprit critique. Voilà comment, sans contradiction, hériter de l’islam et le faire muter au XXIème siècle de la manière la plus vivante, créatrice, profonde et concrète. Toutefois, pour l’heure ce grand récit ne recueille que quelques dizaines de milliers d’adhésions dispersées, voire solitaires, parce que personne n’a encore eu l’audace ni la volonté ni l’imagination créatrice de faire exister dans le domaine politique cette alternative disponible – et de manière laïque, cela va encore mieux en le disant.

Qu’attendez-vous donc, vous la jeunesse musulmane « éclairée » ? Qu’attendez-vous donc, vous les musulmanes et les musulmans qui sur le plan individuel avez fait votre place dans la société française, pour prendre enfin cette responsabilité au service de votre culture et de la société française tout entière ? Qu’attendez-vous tous alors que vous voyez tant des vôtres agressés, épouvantés, étouffés par le poids toujours plus hégémonique du traditionalisme, du dogmatisme, de l’intolérance ? Qu’attendez-vous alors que l’appel d’un autre islam devient un véritable appel au secours, un cri de souffrance et de révolte lancé, parmi vous, par les consciences les plus lucides et libres ? Attendez-vous que l’État français fasse ce que vous ne vous décidez pas à faire ? Attendez- vous le pire, comme l’a imaginé Houellebecq dans Soumission, qu’un parti islamiste apparaisse, sous le faux nom d’une Fraternité musulmane qu’il démentirait dans tous ses positionnements ?

Soyons honnêtes, prenons nos responsabilités, admettons, nous musulmans, qu’on ne pourra pas se contenter encore un temps indéfini de gémir et de se gausser de la médiocrité du CFCM et autres instances existantes alors même qu’on n’a toujours pas eu le courage de monter au front à leur place. On ne pourra pas demander encore et toujours à l’État qu’il fasse tout, au-delà de ce qu’il fera pour mettre en œuvre les préconisations du rapport El Karoui. Car il fera bien cela sans doute, et d’autres choses toutes aussi nécessaires qui relèvent de sa compétence. Je pense notamment au développement à l’École de la transmission d’une connaissance suffisante de la diversité des visions du monde, d’une culture philosophique, humaniste et scientifique digne de ce nom, et d’une culture de l’esprit critique comme du respect de la différence, de la laïcité, et du sens de la fraternité entre athées, agnostiques et croyants  – bref, tout cela qui peut permettre à un jeune esprit d’apprendre à résister à l’endoctrinement islamiste.

Mais encore une fois, il y a maintenant la part des musulmans eux-mêmes. Je participerai volontiers, avec les quelques autres intellectuels musulmans progressistes, à une réflexion sur ce mouvement qu’il faut créer. Je lui apporterai le soutien dont il aura besoin, à chaque fois que le dialogue avec les philosophes pourra venir questionner les enjeux de société et de civilisation, de sens et de vie spirituelle. Musulmanes et musulmans progressistes, sortez de l’ombre ! Passez du Je au Nous. Sortez de votre zone de confort, acquise dans la capacité que vous avez eu à accommoder sur le plan personnel votre islam et votre appartenance à la société française. Rassemblez-vous pour tenter cela sur le plan collectif, et offrir ainsi à tous la contribution de votre expérience acquise, la confiance en ce possible. Et surtout, lorsque vous le ferez, n’oubliez pas que ce n’est pas seulement la cause des musulmans que vous servirez alors mais la cause bien plus vaste de toutes celles et tous ceux qui tentent maintenant, dans nos sociétés déchiquetées par l’ouragan libéral qui souffle partout, de « réparer ensemble le tissu déchiré du monde ». Rejoignez dès que vous le pourrez et aussi intensément que vous le pourrez, les forces de résistance à ce programme systémique d’asservissement et de destruction du monde humain – ce programme est une hydre, dont l’islamisme n’agite que l’une des têtes monstrueuses. »

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