« Libérons-nous : le revenu universel n’a pas dit son dernier mot » (Matthieu Aron, L’Obs, 14 juin 2018)

« Dans « Libérons-nous », le philosophe Abdennour Bidar défend cette mesure. L’unique moyen, selon lui, de sortir de « l’esclavage du capitalisme ». Explications.Quelle mouche a piqué Abdennour Bidar ? s’est-on demandé en ouvrant son dernier essai. Le philosophe, chroniqueur à « l’Obs », y défend une utopie que l’on croyait enterrée pour un bon bout de temps. Le revenu universel ! L’idée semblait ne pas avoir résisté aux sarcasmes de ses détracteurs lors de la dernière campagne présidentielle. Abdennour Bidar la ressort pourtant, avec un enthousiasme communicatif, sinon convaincant.

Dans son livre dont le titre est déjà tout un programme, « Libérons-nous », il pose d’abord pour principe que le capitalisme nous a tous réduits à la condition de robots décérébrés, esclaves d’un petit groupe de milliardaires qui a capté la totalité de la richesse mondiale.

Travailler plus pour gagner plus ? Ce slogan, dont on nous a bourré le crâne, n’aurait servi qu’à nous transformer en victimes consentantes d’une société du « précariat » (contraction de « précarité » et « prolétariat »). De ce cercle vicieux et tyrannique, nous ne pourrons nous extirper, assure le docteur en philosophie, qu’en changeant de paradigme, en nous libérant de l’idéologie du travail.

Car un pari a été perdu : celui de la moralisation du capitalisme « par l’intérieur », conciliant loi du profit et justice sociale. Certes, les luttes syndicales et politiques ont arraché des droits mais elles n’ont fait que limiter les dégâts et encore, pas partout. Arrêtons donc, poursuit Bidar, de caresser le monstre pour l’amadouer.

Inventons un nouveau combat. Construisons une société de « l’après-travail » où nous n’attendrons plus le week-end, les vacances, la retraite, «comme le prisonnier attend sa liberté conditionnelle». Et entonnons un mot d’ordre véritablement révolutionnaire : abolition du salariat !

L’auteur, qui dans son précédent livre (« les Tisserands »), s’était fait le chantre des initiatives citoyennes créatrices de « lien social » dans un « monde déchiré », réfute le procès en angélisme. Sa thèse, affirme-t-il, procède d’une analyse rationnelle :

« Notre capacité technologique, industrielle, financière de produire de la richesse est devenue telle que l’on pourrait aisément assurer à tout être sur la planète une redistribution gratuite de cette richesse qui le mettrait à l’abri du besoin. »

Une expérience euphorique, initiatique et érotique

Le revenu universel est le système le plus conforme au stade d’évolution atteint désormais par l’humanité, la meilleure adaptation à une nouvelle situation anthropologique : l’âge de l’abondance.

La fin du salariat ne se fera pas en un jour. A l’instaurer trop brutalement, prévient le philosophe – qui s’efforce de garder les pieds sur terre –, on risque des démissions en masse, des abandons de poste paralysant la plupart des secteurs d’activité.

On commencera donc par accorder un revenu minimum, à défaut d’être universel, à ceux qui en ont le plus besoin, les jeunes au chômage, les travailleurs précaires ou confrontés aux tâches pénibles. A terme, tous les salariés seront émancipés de leur « esclavage », avec sans doute, reconnaît Abdennour Bidar, le risque d’être d’abord accablés par ce « sentiment d’inutilité », tant redouté par Keynes qui voyait déjà dans le temps libre la perspective effrayante d’un jour sans fin.

L’écueil est surmontable, promet l’essayiste, à condition de mettre en œuvre de profondes transformations, notamment dans l’éducation. Ainsi, l’enfant choisira ses apprentissages en fonction de ses seuls centres d’intérêt personnels. Et pour les adultes, on ouvrira, dans chaque quartier, des « maisons du temps libéré », lieux de « coéducation » permettant « d’assumer le revenu universel comme une expérience d’intelligence collective », euphorique voire initiatique. Et pourquoi pas « érotique », avance l’auteur qui soudain s’enflamme.

« On va, écrit-il, multiplier par 10, par 100, par 1000 le nombre des passionnés, des engagés, des créateurs capables de déployer toutes leurs ressources intérieures, […] dans une activité librement choisie qui donne sens à leur existence, qui la rend exaltante, qu’il l’illumine et la soulève au-dessus des cimes. »

Communicatif, on vous dit. »

Matthieu Aron

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