« La laïcité ne doit pas devenir un tabou » (Le Monde, 22 octobre 2013)

« Pourquoi n’ai-je pas voté en faveur de l’avis rendu le 15 octobre par l’Observatoire national de la laïcité, dont je suis membre? Cet avis énonce que l’Observatoire ne se prononce pas en faveur d’une nouvelle loi, qui étendrait au secteur privé le principe de laïcité selon des modalités à définir. Une prudence excessive a prévalu quant à une « option législative » large visant l’ensemble du secteur privé. Il en a été de même, à un niveau plus restreint, pour les structures d’accueil de la petite enfance… cas de la crèche Baby-Loup, à laquelle je redis mon soutien.

J’ai choisi de voter blanc, de suspendre mon jugement. D’une part, je n’ai pas voté contre, dès lors que cet avis me semble aller dans le sens de l’apaisement souhaitable autour de la question de la laïcité. Je suis conscient du risque qu’une loi – mal faite – pourrait alimenter une fois de plus le grief que les religions sont stigmatisées, en particulier l’islam.

D’autre part, je n’ai pas voté pour cet avis pour des raisons plus décisives à mes yeux. La première est qu’il est particulièrement en deçà de l’ambition intellectuelle et de la responsabilité politique qui ont été données à l’Observatoire par le président de la République. Intellectuellement, il n’y a rien d’assez décisif dans ce texte, c’est-à-dire aucune proposition singulière susceptible d’éclairer les débats d’une façon nouvelle et féconde. Le philosophe que je suis est déçu, et j’ai le sentiment très net que nombre de compétences d’autres membres de l’Observatoire restent pour l’heure sous-employées. J’espère qu’elles le seront bien davantage par la suite.

A l’arrivée, la position de l’Observatoire reprend textuellement, mais aussi purement et simplement, l’avis rendu le 26 septembre par la Commission nationale consultative des droits de l’homme (CNCDH): « En matière de laïcité, un équilibre juridique a été trouvé » et « il n’y a ni pertinence ni utilité à légiférer aujourd’hui ». L’Observatoire aurait-il été créé comme chambre d’enregistrement des avis de cette Commission? Je ne le savais pas. Néanmoins, je crois toujours en l’utilité possible de cet Observatoire, et je reste confiant quant à ses propositions ultérieures, mais il va devoir se choisir un destin personnel au plus loin de deux impasses.

PARALYSIE DE LA PENSÉE ET DE L’ACTION

La première est celle de la droite dure et de l’extrême droite: dévoyer le sens de la laïcité pour en faire une arme contre la diversité, un instrument d’exclusion au service d’une conception réactionnaire de l’identité française. Avec ce premier avis, il me semble que le risque de cette première impasse est momentanément écarté, même si cela ne règle rien sur le fond: la volonté d’apaisement, le choix de la laïcité comme principe de rassemblement et outil de paix sociale y ont été certes affichés, mais de façon bien trop générale et sans engagement suffisant.

Or, c’est là justement que nous guette la seconde impasse. Elle est tout aussi redoutable que l’autre, et malheureusement, quant à ce deuxième risque, cet avis n’offre pas les mêmes garanties. Je veux parler de l’impasse du renoncement et de la faiblesse politique. Du renoncement à dire quoi que ce soit d’un peu « puissant » ou ambitieux sur la laïcité, de peur que cela passe pour de la stigmatisation des religions, notamment de l’islam. Tel est bien le piège où les républicains de gauche et de droite semblent pris aujourd’hui: la paralysie de la pensée et de l’action par préjugé que toute réaffirmation du principe de laïcité sera « inévitablement » récupérée par les forces d’exclusion et de division. Voilà comment un principe de la République finit par devenir un mot tabou. Un principe auquel on ne veut plus se référer que pour des proclamations trop générales et vagues, mais au nom duquel on ne veut plus rien tenter de grand. Résultat, on abandonne le principe de laïcité aux extrêmes – et ici en l’occurrence dans cet avis on choisit de se replier prudemment sur le droit existant. Voilà donc pourquoi j’ai voté blanc: l’apaisement oui, le renoncement non.

Que vaut en réalité ce parti pris ou ce calcul du «ne faisons rien car tout ce qu’on ferait remettrait le feu aux poudres»? Electoralement rien: les Français en ont assez de l’absence de courage politique, et ils continueront de se jeter dans les bras de l’extrême droite tant que la gauche et la droite républicaines n’oseront pas fabriquer un discours alternatif sur la laïcité, l’immigration, l’intégration, l’islam. Ce discours est possible. Il s’agit de la laïcité dans le secteur privé: oui on peut étendre la règle laïque au secteur privé, et on peut le faire de façon telle qu’on ne risquera pas d’être accusé de stigmatiser les musulmans. Comment? En proposant une loi qui donne une base juridique au choix laïque de l’entreprise, autrement dit une loi de liberté et non pas d’interdiction – une loi qui fasse appel à la concertation de tous les collaborateurs de l’entreprise dans l’élaboration du règlement intérieur, au sujet de la laïcité. Une loi ainsi formulée ne s’exposerait pas au grief d’une prise de contrôle de l’Etat sur la vie des entreprises, ni d’une restriction abusive de la liberté d’expression, puisqu’au contraire elle donnerait aux acteurs du secteur privé un motif de choix supplémentaire de leurs règles.

FABRIQUER DU COMMUN

Cette loi de liberté permettrait surtout aux acteurs du privé d’être davantage des salariés citoyens en leur donnant les moyens de prendre leur part de l’exigence républicaine de laïcité des espaces sociaux, tandis qu’aujourd’hui il y a sur ce point un gouffre idéologique énorme, au beau milieu du monde du travail, entre public et privé. Voilà l’ambition, la « puissance » que j’évoque ici: réunifier le champ social tout entier autour de l’idéal laïque.

Une loi de ce type aurait une vertu symbolique considérable, parce qu’elle fabriquerait ce dont nous manquons le plus: du commun! Un espace commun partagé et partageable, homogène entre public et privé tout en respectant la spécificité de chacun – une exigence imposée de neutralité des agents publics, une participation « libéralement » proposée aux salariés du privé. La compréhension de la laïcité comme outil du vivre-ensemble serait à nouveau possible, parce qu’elle apparaîtrait comme une exigence dont le souci mobilise tous les travailleurs!

Avons-nous donc le luxe de nous passer de telles occasions de nous rassembler autour de nos valeurs? Une loi laïque n’est pas contre la liberté religieuse: elle lui donne le cadre de droits et devoirs qui rend possible la conciliation du maximum de liberté pour chacun et du maximum de respect entre les libertés de tous. Mais pour le comprendre, encore faudrait-il avoir une autre ambition qui manque aujourd’hui: celle d’entreprendre une pédagogie de la laïcité, de la loi et de la liberté. Seule l’Ecole assume actuellement dans notre société une telle ambition. »

Abdennour Bidar
Philosophe spécialiste de l’islam et des évolutions de la vie spirituelle dans le monde contemporain

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