« En tant qu’intellectuel musulman engagé dans la réflexion sur l’identité et l’avenir de l’islam de France, je souhaite poser quatre questions aux candidats à l’élection présidentielle : – Tout d’abord, comptez-vous maintenir le Conseil français du culte musulman ? Les travaux des sociologues montrent que la notion de culte évolue de façon radicale chez les musulmans européens. Ils n’abandonnent pas leur foi, mais ils l’adaptent en lui incorporant les valeurs occidentales de choix personnel, d’autonomie, de responsabilité. Un sens nouveau de la subjectivité fait ainsi son apparition en culture d’islam, ce que j’ai appelé et conceptualisé sur le plan philosophique comme un self-islam, « islam du Soi », dans lequel chaque musulman entend désormais être seul maître et juge du rapport qu’il entretient au dogme et à la loi religieuse, c’est-à-dire déterminer par lui-même les formes de sa vie spirituelle. Découverte d’une nouvelle puissance de la subjectivité, dans le prolongement de la culture européenne : une subjectivité maîtresse du sacré.
Peut-on ignorer cette évolution et continuer d’accepter ici en France que le CFCM fonctionne comme « pouvoir religieux », « gardien du culte », sur le modèle de toutes ces instances de domination théologico-politique qui dans l’ensemble du monde musulman persistent depuis des siècles à faire du spirituel la propriété d’une caste de religieux, théologiens, imams, prédicateurs, recteurs de mosquée ou d’université islamique ? En complet décalage avec l’évolution de l’islam européen, ces « maîtres de religion » veulent aujourd’hui s’importer en Europe, de façon très offensive, à travers par exemple l’autoproclamé Conseil européen de la fatwa (décision « juridico-religieuse » qui prétend fixer l’orthodoxie sur tel ou tel point du culte ou du dogme) basé à Londres, dont le but délirant est de fixer juridiquement les devoirs religieux des musulmans européens !
– Deuxième question : souhaitez-vous créer un institut de formation des imams ? D’accord pour son ouverture en partant du principe qu’il vaut mieux éviter d' »importer » des imams ignorants de notre culture et véhiculant des valeurs ou des intérêts qui ne sont pas celles et ceux des musulmans d’Europe. Il s’agit ici de remplir trois objectifs : d’abord, se mettre à l’abri du prosélytisme conservateur qui gangrène le monde musulman ; ensuite, éviter que la fitna dont parle Gilles Kepel, c’est-à-dire la lutte qui déchire le monde musulman entre plusieurs volontés de puissance qui interprètent la religion différemment, selon une multitude obscure d’intérêts politiques ou économiques, fasse irruption en Europe à travers des imams représentant tel ou tel courant (Frères musulmans d’un côté, nébuleuse Al-Qaida de l’autre, etc.) ; enfin, donner à un islam autochtone, authentiquement européen, la chance de voir le jour.
Mais comment réussir sur ce dernier point ? « A quoi » former ces futurs imams pour être sûrs qu’ils exercent ensuite leur ministère religieux en plein accord avec les valeurs et les lois de la République ? Que va-t-on donc leur enseigner en plus de la connaissance du Coran et de la sunna du Prophète – son exemple transmis par les hadiths et qui sert, en raisonnant par analogie, à savoir comment se conduire au quotidien dans des situations jugées « comparables » -, « science de la comparaison » problématique au plus haut point quand on mesure la différence énorme de contexte culturel entre l’Arabie du VIIe siècle et notre modernité… Il faudra les doter d’autres instruments de jugement pour mener à bien leur fonction de « conseil spirituel ». Notamment que leur cursus fasse une part importante à l’acquisition de la culture occidentale, à travers une initiation à nos sciences humaines, dont l’étude est la condition nécessaire à une véritable compréhension de nos normes de civilisation.
– En troisième lieu, voulez-vous donner aux musulmans pratiquants des droits spéciaux ? L’affaire de ces femmes musulmanes refusant de se laisser ausculter par des médecins masculins dans les hôpitaux nous avertit qu’un certain islam conservateur réclame désormais que les musulmans jouissent de droits spéciaux, d’un « traitement différencié ». Au nom de quoi ? Du droit à la différence d’être reconnu dans l’espace public. Les revendications sont ici très hétéroclites : droit à porter son foulard sur son lieu de travail, droit pour les enfants à des menus halal dans les cantines, droit pour les femmes à des horaires de piscine non mixtes, droit pour les écoliers de ne pas aller à l’école le jour des fêtes musulmanes, droit au vendredi comme jour férié.
Deux courants militent activement en faveur de ces droits. D’abord, l’école sociologique multiculturaliste, pour laquelle la République française discrimine ses citoyens en persistant à nier leurs différences culturelles au nom d’une compréhension formelle de l’égalité et fanatique de la laïcité. Ensuite, les musulmans conservateurs dont la figure de proue est Tariq Ramadan : leur stratégie est de réclamer ces droits spéciaux au nom de la « liberté religieuse », catégorie de la liberté de conscience. Simple répétition de la tactique éculée des Frères musulmans, qui consiste à renverser contre l’Occident ses propres armes : on fait jouer le principe de liberté de conscience contre la liberté réelle, puisqu’à travers lui on entend maintenir la domination d’un islam dogmatique.
Comprenons bien que le droit à des « signes ostentatoires » d’identité islamique n’est pas réclamé par tous les Français d’origine musulmane. Mais uniquement par ceux qui se réfèrent à une application littérale du dogme.
– Enfin, pensez-vous que la République doive financer la construction de lieux de culte ? La République laïque peut-elle aider au financement de mosquées ? Bien évidemment, à travers cette question, c’est tout le débat sur une éventuelle « révision de la loi de 1905 » qui ressurgit : faut-il ou non revoir la conception et la formulation de notre principe de laïcité, de séparation entre l’Etat et les groupes religieux ? La République doit-elle aujourd’hui rompre en partie avec son principe de « non-intervention » dans les affaires religieuses ? Une chose ici pourrait l’y inciter : le fait que l’islam est devenu la deuxième religion de France et acquiert donc une visibilité dans l’espace public qui semble exiger que l’Etat lui « fasse de la place » ou bien lui « fixe des limites ».
Lui faire de la place, ce pourrait être participer au financement de lieux de culte, ce qui ne semblerait que justice tant les musulmans sont majoritairement issus d’une immigration pauvre. Là encore, si on ne veut pas que l’Arabie saoudite et son islam conservateur financent l’islam de France, le choix semble vite fait. Lui fixer des limites, c’est, comme avec la loi interdisant le voile à l’école, que l’Etat sorte de sa conception d’une laïcité « non interventionniste » et rappelle au besoin les musulmans au respect des valeurs républicaines en particulier et humanistes en général.
Pour la construction des mosquées, il me semble qu’il n’est pas utile d’idéologiser inutilement le problème. Sans toucher au principe de séparation de l’Etat et des groupes religieux, il doit être possible que le ministère de la culture, ou bien les collectivités locales, au nom de l’expression de la diversité culturelle, aident les associations musulmanes à édifier des lieux de culte. Et que cette aide s’accompagne d’un « cahier des charges », obligeant ces lieux de culte à n’employer que… des imams formés en France (dans les conditions indiquées précédemment). Et aussi à fonctionner comme des « centres culturels » où la vocation sociale de la religion peut s’exprimer.
Sur le plan des principes, il est clair que la différence musulmane – dans notre pays de tradition chrétienne – exige que l’Etat dialogue beaucoup avec les musulmans et qu’il sorte de sa neutralité. Cela ne signifie pas, pour autant, la nécessité de reconnaître n’importe quelle différence, notamment la plus communautariste. »
Abdennour Bidar
Philosophe spécialiste de l’islam et des évolutions de la vie spirituelle dans le monde contemporain