« La burqa, symptôme d’un malaise » (Le Monde, 23 janvier 2010)

« Le débat sur le port de la burqa a donné lieu ces dernières semaines à une multitude d’analyses, parmi lesquelles les plus pertinentes l’envisagent à l’intérieur du problème plus vaste posé par le développement d’un islam néoconservateur qui refuse le modèle occidental, ses valeurs et son mode de vie, et dont le terrain de fermentation dans notre pays est la condition sociale et économique de discrimination faite aux populations d’origine immigrée. Une frange de celles-ci trouverait ainsi dans l’adhésion à cet islam « dur », dont la burqa est l’une des expressions les plus radicales et minoritaires, l’opportunité d’exprimer son ressentiment et de se placer dans une logique de lutte contre ce qui est vécu comme une situation d’oppression.

Mais cette double entrée dans la question – par la critique des interminables retards de l’intégration et par la mise en lumière inquiète de l’influence de l’islam radical – ne suffit pas. Car nous avons affaire ici à des situations individuelles, qu’il est peut-être trop rapide d’intégrer dans de telles analyses globales. Plus précisément, nous sommes confrontés à des démarches personnelles, ou tout au moins qui se disent et se vivent comme telles : les femmes interrogées sur les raisons de leur voile intégral parlent de « choix », d’une aspiration propre à s’engager complètement dans la vie spirituelle.

Face à cette affirmation d’une liberté qui se réclame de la fidélité aux principes de l’islam, d’autres explications et critiques sont mobilisables, mais qui ne suffisent pas non plus : le fait de souligner que ni le Coran ni la tradition islamique n’exigent la radicalité d’un tel vêtement ; le fait de voir dans cet extrémisme la pathologie religieuse d’une subjectivité fragilisée par telle ou telle situation de vie ou histoire personnelle ; le fait enfin de souligner que ce choix, peut-être vécu comme « volontaire et réfléchi », pourrait donc être en fait dicté par l’endoctrinement du milieu et devrait être mis sur le compte de l’ignorance religieuse.

Là non plus, et bien que l’on se centre sur ces cas considérés en eux-mêmes ou pour eux-mêmes, l’explication ne satisfait pas. Car ce qui n’est toujours pas entendu, d’un point de vue psychologique et éthique, c’est le « cri » d’une subjectivité, le « je suis, j’existe » d’une conscience. Il faut en effet entendre aussi, et avant tout, la burqa comme un désir personnel d’exister. Un désir pathologiquement exprimé, peut-être, ou tout au moins effectué avec la radicalité quelque peu aveugle propre à certaines périodes de vie – le « zèle du converti », etc. Un désir contradictoire aussi, parce que l’enfermement dans cette tombe vestimentaire produit objectivement le résultat contraire de celui qui est visé : au lieu d’offrir à l’individu un moyen d’existence sociale, il le retire de la société de ses semblables.

Mais ces jeunes femmes sont-elles à cet égard tout à fait différentes de tous ces « vrais-faux marginaux volontaires » dont nos sociétés regorgent ? Jeunes errants, « grunge » qui squattent les rues et les places de nos grandes villes, gothiques grimés et attifés comme des petits frères du diable… bobos au look de branchitude hyperétudié. Comme eux, ni plus ni moins, c’est la tenue vestimentaire de la femme « burquée » qui sert de seul refuge possible à un mal être ressenti vis-à-vis d’un système social qui, derrière un discours et des pratiques de tolérance généralisée, dissimule contradictoirement une uniformité et une uniformisation redoutables des consciences, des attitudes, des discours.

Et si c’était cela, finalement, le ressort de frustration exprimé par la burqa ? Qui ne le légitimerait aucunement, mais qui permettrait de le voir non plus comme une chose archaïque, mais comme l’une des manifestations les plus souffrantes de l’aspiration contrariée de l’individu contemporain : trouver le moyen de devenir soi-même et de faire ses propres choix, s’arracher à l’uniformité ambiante, dans des sociétés qui peinent à offrir aux individus de réelles voies de réalisation, d’élévation, de perfectionnement intérieur, et qui au contraire, de plus en plus, ne donnent à cette même individualité que des moyens d’expression de soi d’une médiocrité ou d’une superficialité consternante.

PERFECTIONNEMENT INTÉRIEUR

En effet, quels choix sont réellement offerts aux individus dans nos sociétés pour les aider à trouver et à développer une personnalité singulière et profonde ? « Sculpte ton âme comme une statue », disait Plotin, « Deviens ce que tu es », répétait Nietzsche en écho. Mais Luc Ferry situait bien la difficulté à mener cette entreprise de culture de soi qui a été le grand projet des humanismes du passé en faisant remarquer à quel point nous souffrons désormais de l’absence d’une « grandeur moderne » pour l’homme.

Avec la fin des grands récits, ce sont du même coup toutes nos grandes images de l’homme qui se sont effondrées. Il y a certes des abbé Pierre et des Lula, mais ce qui est le plus souvent offert dorénavant à l’admiration publique, ce sont presque exclusivement les modèles de célébrités – acteurs, sportifs, chanteurs, vedettes des médias -, dont les atouts plastiques et physiques, ou la rémunération disproportionnée à leurs mérites, ne tiendront jamais lieu de grandeur d’âme, d’héroïsme du courage, du don de soi, ou plus généralement d’une conduite de vie remarquable. Même les hommes politiques, Barack Obama en tête, semblent avoir sacrifié l’être au paraître, à travers un art de communiquer qui consacre lui aussi la pure image. « Paraître », « faire de l’argent », être beau, consommer : comment penser que ces buts dérisoires exaltés avec un ridicule confondant par la publicité suffisent à donner du sens à nos vies ?

Issue tragique d’une modernité qui, annoncée comme « ère de l’individu », n’aura pas su donner à ce dernier de possibilités suffisantes de découvrir et d’exploiter les profondeurs de son moi, mais l’aura réduit à vivre presque exclusivement à la superficie de lui-même, c’est-à-dire, comme le déplorait déjà Tocqueville, dans le culte puéril de « vulgaires et petits plaisirs dont il remplit son âme ». Nous espérions, disait à son tour Teilhard de Chardin, que l’individu moderne trouve dans sa libération vis-à-vis des holismes anciens – la société de classes, la tutelle religieuse – les moyens d' »être plus », c’est-à-dire d’exister plus personnellement.

Mais à côté des idéaux politiques qui ont donné à cet individu une série de droits lui permettant de dilater sa puissance d’agir, la société de la consommation et du spectacle a finalement réduit cette expression du moi à quelque chose de dérisoire. Dans ce contexte où l’homme réduit à une image masque toute grande image de l’homme qui serait visible au-delà, la burqa exprime quelque chose comme le refoulé de la psychologie collective : le refus d’afficher la moindre image de soi, refus qui correspondrait à la réponse de l’inconscient au règne totalitaire de l’image. Le trou noir de la burqa dans l’espace public ou la tache aveugle dans un paysage dédié aux apparaître vides. A cet égard, la burqa demanderait à être interprétée au-delà de ses significations habituellement invoquées, comme l’expression de l’une de ces rébellions vestimentairement exprimées de l’individualité contemporaine contre le sort d’uniformité et de pure apparence qui lui est fait ! Rébellion qu’expriment consciemment ces femmes qui revendiquent haut et fort de faire un choix contre le « système ambiant ».

Et au-delà, rébellion probablement pas vécue consciemment comme telle de la souffrance de l’individualité contemporaine, à laquelle avait été promis un monde centré sur elle et voué à son expression, mais qui se retrouve trop souvent frustrée de cette promesse d’approfondissement de soi et qui ne trouve plus, comme exutoire, que ce type de recours à la production d’un apparaître public suicidé – cet « apparaître » étant en l’occurrence un « disparaître » parce qu’il exprime le refus de cette réduction à l’apparaître. L’identité totalement cachée derrière la burqa, c’est l’identité profonde du moi moderne devenu introuvable derrière la profusion de ses images et de ses superficies étalées dans le vide laissé par l’absence de tout grand projet d’existence. »

Abdennour Bidar
Philosophe spécialiste de l’islam et des évolutions de la vie spirituelle dans le monde contemporain

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