« En finir avec le 11-Septembre » (L’Obs, 18 août 2017)

« À l’orée d’une rentrée qui inaugure pour nous une nouvelle année politique, médiatique, sociale, une question me taraude : allons-nous enfin sortir de la phase ouverte depuis plus de quinze ans par l’attentat du 11 septembre 2001 contre les Tours jumelles ? De cette phase maudite de tension toujours plus grande, ici dans nos sociétés occidentales, entre les musulmans et l’opinion publique ? Le fossé d’incompréhension, de rejet et de repli va-t-il commencer à se combler ? Il serait temps que la crise se termine, que l’envie de vivre ensemble reprenne enfin le dessus, que les femmes et les hommes de bonne volonté l’emportent des deux côtés ; face à ceux qui se servent de la religion comme d’une arme, d’une armure ou d’un mur pour se couper des autres, et pour s’enfermer eux-mêmes dans des croyances figées ; face à ceux qui se servent des valeurs de notre pays – et de sa laïcité – comme d’un bouclier et d’un bélier pour bouter le musulman hors de France, et lui refuser l’appartenance à notre société.

Malheureusement, de nombreuses observations tendent à montrer que le radicalisme se développe – pas forcément l’islamisme terroriste, mais celui, moins spectaculaire, plus banal, d’un islam qui refuse de négocier ses principes sacrés et qui vit de plus en plus en vase clos. Et, de l’autre côté, ce qui m’inquiète, c’est le développement du racisme ordinaire – c’est-à-dire lui aussi banal ou banalisé d’un préjugé anti-musulman très fort, qui considère l’islam comme une religion « par définition » intolérante et violente.

Dans ce contexte difficile, que peut le philosophe isolé ? Que peut aujourd’hui, plus précisément, l’intellectuel musulman qui parle de liberté de conscience et de tolérance à une civilisation gangrénée par le dogmatisme et le refus de l’altérité ? Sans se décourager mais sans sous-estimer non plus son audience, car il y a en islam des millions et des millions de consciences éprises de raison, de liberté, de paix, il peut au moins dire ceci : le Coran proclame qu’« il n’y a pas de contrainte en religion » (2, 256). Cela veut dire que le musulman fidèle à cette parole reconnaît à chacun le droit de croire ou de ne pas croire, le droit d’avoir une religion quelle qu’elle soit, d’en changer ou de n’en avoir aucune ; le droit de choisir librement ses valeurs, ses idéaux, le but et le sens de sa vie ; les droits tout aussi vitaux à l’égalité des sexes, à l’avortement, à l’homosexualité, au changement de genre.

Et toujours selon ce credo de liberté, face à tous les dilemmes de bioéthique auxquels nous confronte, de plus en plus le progrès des technologies médicales (assistance médicale à la procréation, etc.), l’islam restera fidèle à son véritable génie non pas en brandissant de prétendus interdits divins, mais en invitant l’être humain à se saisir de ses nouveaux pouvoirs avec une intelligence, une mesure, une sagesse, un discernement, toujours plus aiguisés.

À mes yeux, l’islam est cette religion paradoxale, cette religion post-religieuse, qui invite chaque croyant, chaque croyante, à oser vivre librement. Allah dit à l’être humain qu’il fait de lui son « calife sur la terre ». Être le « calife » de Dieu ne signifie pas qu’il décide et que nous exécutons, mais qu’il nous confie le monde, qu’il remet la Terre et l’Univers entre nos mains, qu’il nous donne les rênes de l’Histoire. S’il y a un Dieu, alors il nous a créés libres. Il nous a créés pour prendre sa suite. À ses risques et périls, et aux nôtres, Il nous a créés créateurs. »

Abdennour Bidar
Philosophe spécialiste de l’islam et des évolutions de la vie spirituelle dans le monde contemporain

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