« Il est désolant que des musulmans donnent une image aussi caricaturale de leur culture. Le port de la burqa (voile intégral) fait aujourd’hui en France l’objet d’un débat politique et public. Le premier élément de réflexion nécessaire porte sur la définition même de cette burqa. Il s’agit d’un voile intégral, formé d’une ou deux pièces qui recouvrent la totalité du corps, le visage compris, ne laissant voir que les yeux – le regard étant même le plus souvent dissimulé par une grille de tissu ou un voile plus fin. Il faut donc distinguer la burqa du simple voile (hidjab), qui ne couvre que la tête et parfois les épaules de certaines musulmanes, laissant le visage découvert, et qui peut être noué soit derrière la tête, soit devant. Il y a voile et voile.
En Afrique du Nord, et dans de nombreuses sociétés du monde musulman, le port du voile est ainsi limité à ce couvre-chef élémentaire, qui s’accompagne d’ailleurs d’une très grande diversité de styles vestimentaires. La burqa, en revanche, semble être une innovation venue d’un vêtement traditionnel des femmes d’Afghanistan, et qui, passant par l’Iran, aurait été adoptée ensuite par les franges les plus conservatrices des différentes sociétés musulmanes du monde. Elle exprime, en tant que telle, ce que l’on pourrait appeler paradoxalement un « traditionalisme contemporain », c’est-à-dire une forme d’attachement à la tradition de dissimulation du corps féminin dans l’espace public, mais qui aurait acquis une virulence tout à fait nouvelle, inquiétante parce que violemment radicalisée, sans commune mesure avec les usages anciens plutôt modérés en la matière.
La burqa ne peut donc se prévaloir d’aucune justification historique, ni dans le Coran ni dans les moeurs traditionnelles de la plupart des peuples musulmans. C’est une innovation dont le caractère islamique est plus que discutable et dans laquelle de très nombreux musulmans ne se reconnaissent pas. Ils en souffrent et sont les premiers à se désoler qu’une fois de plus certains musulmans donnent une image caricaturale de leur culture, entretenant les pires stéréotypes à son sujet.
Ils estiment ainsi, à juste titre, qu’il ne s’agit là que d’une exagération, voire d’une pathologie religieuse, qui nuit aussi gravement qu’inutilement à l’image de l’islam et ne peut correspondre qu’à une régression pour la condition féminine – une femme totalement voilée par sa burqa ne pouvant apparaître, symboliquement et physiquement, que littéralement enfermée en elle-même, « anonyme » sans visage et en tant que telle retranchée du monde humain.
FRONTIÈRE ENTRE AUTRUI ET SOI
De ce point de vue, il ne faudrait pas que ce débat – nécessaire parce qu’il conduit l’islam à affronter ses propres démons, mais dont il faut relativiser la gravité ou l’urgence parce qu’en France il ne s’agit que d’une pratique ultraminoritaire – jette l’opprobre sur tous les types de port du voile, et que l’islam se retrouve stigmatisé comme religion misogyne.
Il y a aujourd’hui en France, comme ailleurs, des femmes qui choisissent de porter un hidjab, dont l’interprétation ne peut en aucun cas être confondue avec le port de la burqa. Celui-ci exprime une volonté de retrait total du monde – retrait choisi par une psychologie persuadée par l’ignorance qu’il y a là une obligation coranique ou traditionnelle, ou subi sous l’effet de la domination masculine. Le hidjab en revanche, par sa discrétion, son caractère de choix modéré, laisse le visage découvert, et ne dresse pas la même frontière entre soi et autrui. Il peut alors exprimer autre chose, en l’occurrence la revendication d’une dignité, d’une estime de soi : « Je suis une femme et je ne veux pas être regardée dans l’espace public comme un objet de désir. »
Cela en fait-il pour autant un élément déterminant de la foi ? Cela le légitime-t-il pour autant d’un point de vue spirituel ? Le problème est en réalité ici celui du rapport difficile de l’islam à ses « signes extérieurs », cette tradition ayant toujours accordé beaucoup – trop ? – d’importance à un certain nombre de formes, d’apparences par lesquelles l’individu se met en règle avec le jugement social. Or ce que disent beaucoup de femmes musulmanes – qui se sentent et se disent profondément et légitimement musulmanes -, c’est que l’essentiel se situe ailleurs, dans l’intériorité.
Et elles préfèrent alors un islam du coeur, de la vie privée, refusant un voile – même léger – qui selon elles demeurera toujours comme un instrument de différenciation des femmes, de « marquage », qui laisse sur elles l’empreinte d’un pouvoir subi imposé par les hommes (même quand le port de ce voile apparaît comme un choix autonome). Elles refusent d’entrer dans la logique – à dire vrai éculée – qui voudrait faire du voile un instrument de protection et de valorisation de la sacralité du corps féminin, et ne voient dans cette justification qu’un subterfuge de la domination masculine.
On le voit, l’affaire est en réalité complexe. On ne peut souhaiter que deux choses : qu’elle soit l’opportunité pour les musulmans de manifester leur opposition très majoritaire à cette pathologie de leur culture ; qu’elle permette ensuite à la société française de prendre la mesure de la diversité des façons d’être musulman et de se débarrasser d’une représentation monolithique de l’islam – que la vision des burqas risque en effet d’aggraver. »
Abdennour Bidar
Philosophe spécialiste de l’islam et des évolutions de la vie spirituelle dans le monde contemporain