« Pendant un mois, nous sommes tous partis vivre sur la planète foot. Exaltation des fiertés nationales, voire nationalistes, communion retrouvée de tout un peuple dans la même célébration des dieux du ballon, extase « orgasmatique » des buts sublimes… tout est réuni pour oublier dans l’ivresse que tout cela est aussi – d’abord ? – une affaire de gros sous. Un événement sans pareil pour faire du profit.
Le match d’ouverture a d’ailleurs failli nous le rappeler : Russie-Arabie saoudite, en voilà un sommet sportif ! Deux oligarchies monstrueuses jouent à la baballe sous le regard du monde, comme quelques jours auparavant les médias du monde entier avaient benoîtement diffusé le barnum tragique de la rencontre Trump-Kim. Amusez-vous, bons peuples, avec ces belles images de la vie des puissants. Et le prochain mondial de foot ? Il aura lieu au Qatar, charmante contrée réputée pour sa grande tradition footballistique et puis aussi, soit dit en passant, suspect majeur de financement du terrorisme. Mais le Qatar, c’est formidable, puisque notre icône Zinédine Zidane a soutenu sa candidature. Zizou, l’homme qui réussit tout, multichampion d’Europe avec le Real Madrid, entré en 1998 au panthéon français pour son doublé de la tête qui sacra enfin les Bleus contre le mythique Brésil. Zizou, parfait produit du sport business sans une once de conscience politique. N’est pas Mohamed Ali qui veut.
Bref, pendant un mois c’est panem et circenses – du pain et des jeux – pour tous. L’opportunité rêvée pour les « annonceurs » de larguer leurs missiles publicitaires sur le plus grand nombre de têtes possible. Période bénie pour ce dont Patrick Le Lay avait avoué l’objet sans rougir : proposer aux téléspectateurs un spectacle si captivant qu’on est certain d’offrir aux marques le maximum de « temps de cerveau disponible », c’est-à-dire de sujets rivés à leur écran et prêts à avaler leur ration XXL de marques de soda ou de bagnoles… Des produits censés nous procurer la jouissance quasi métaphysique d’une joie pure d’exister. Je conduis telle voiture, je déguste tel café donc je suis ! Mensonge capital de notre temps qui vend les satisfactions matérialistes comme expérience spirituelle.
« Si nous gagnons »
Pardon de jouer les rabat-joie. La Coupe du Monde n’est-elle pas cette parenthèse enchantée, trêve entre les nations, union méta-religieuse de tous les enthousiasmes dans l’une des seules transcendances qui restent à la vie horizontale de l’homme contemporain ? Il ne s’agit pas de se mettre en dehors de la fête pour basculer dans l’aigreur ou le cynisme. Peut-être s’agit-il, cependant, de garder un minimum d’esprit critique vis-à-vis de ce qui va nous être asséné comme quelque chose de formidable, susceptible pour nous Français – si nous gagnons – de nous faire ressusciter en tant que peuple black-blanc-beur, indivisible avec toutes ses différences. On peut rêver. Souvenons-nous tout de même qu’à cet égard la promesse de la victoire de 1998 a fait pschitt…
« Si nous gagnons » : formule magique d’un système impitoyable qui ne célèbre que les vainqueurs de la compétition généralisée des ego. Qui fabrique quelques successful people, grands sportifs ou créateurs de start-up, pour des millions et des millions de travailleurs qui ont juste de quoi payer leurs crédits et leur essence. Ces derniers restent prisonniers dans la roue capitaliste mise au service de la concentration du profit dans les mains de quelques-uns. Parmi lesquels, justement, les footballeurs. A la question de savoir s’ils sont « trop payés », ils répondent merveilleusement « je ne sais pas mais c’est sans doute qu’on l’a mérité, non ? Par nos efforts, nos sacrifices, etc. ». Ah que j’admire ces mère Teresa du ballon rond, tellement plus admirables que l’infirmière ou le boulanger qu’ils ont gagné le droit d’empocher chaque mois cent mille fois plus qu’eux. »
Abdennour Bidar
Philosophe, essayiste, spécialiste de l’islam et des évolutions contemporaines de la vie spirituelle.
NDLR : ceci est la dernière chronique régulière d’Abdennour Bidar. « L’Obs » le remercie chaleureusement.