« Parler de l’homme plutôt que de Dieu » (Le Monde, 4 novembre 2008)

« Réunis au Vatican le 4 novembre, musulmans et catholiques vont buter sur la volonté hégémonique qui les désunit depuis toujours, à un moment de notre histoire où ils devraient comprendre que le temps de la tutelle ecclésiastique est révolu. Quelles sont les questions fondamentales impossibles à éluder qui vont se poser au Forum islamo-chrétien du 4 novembre ? Il y en a notamment trois : la capacité ou incapacité des deux traditions à se considérer à égalité de valeur spirituelle ; le rôle de la hiérarchie ecclésiastique dans le catholicisme et l’islam de demain ; la nature exacte des ressources de sens que ces religions peuvent apporter à notre monde désenchanté.

1. – L’islam et le catholicisme sont-ils capables de déclarer solennellement, par la voix de leurs représentants institutionnels, qu’ils se considèrent comme deux voies égales de salut spirituel ? Le « religiocentrisme » est entre eux la chose la mieux partagée. Dans son texte Dominus Iesus, Joseph Ratzinger, alors encore préfet de la congrégation pour la doctrine de la foi, écrivait que « les livres sacrés des autres religions qui de fait nourrissent et dirigent l’existence de leurs adeptes reçoivent du mystère du Christ les éléments de bonté et de grâce qu’ils contiennent ». Autrement dit, les autres religions n’auraient d’authenticité que dans la mesure où, de façon dérivée, elles relèvent du mystère du Christ. Comment peut-on dialoguer dans ces conditions ?

Du côté musulman, le complexe de supériorité est exactement le même. Le Coran fait du christianisme et du judaïsme des traditions dont l’origine est authentique, mais dévoyée ensuite par l’altération des textes (sourate V, verset 41). Que dire également du refus des musulmans de considérer autrement que comme un blasphème l’idée que Jésus soit fils de Dieu ? Et que penser du silence étourdissant du christianisme sur Mohammed, qui n’a jamais été pour l’histoire chrétienne qu’un non-événement ? Jamais une intelligibilité partagée des trois monothéismes n’a été entreprise en commun, et le substantif singulier monothéisme n’est resté qu’un mot. Nous avons trois traditions face à face qui persistent à se considérer chacune comme l’authentique, la complète, ou l’événement par excellence.

Il semble plutôt que le Forum a toutes les chances de repousser encore une fois aux calendes grecques la question d’une pleine et entière reconnaissance mutuelle, dont on a fini par considérer qu’elle était une impossibilité théologique en soi – comme si l’affirmation de sa propre supériorité comme voie de salut était constitutive de l’essence même de toute religion. Là encore, comme dans bien d’autres domaines, on a fait d’une incapacité historique un cimetière des bonnes volontés, où les tentatives de compréhension et d’acceptation viennent s’échouer et s’ensevelir les unes après les autres.

2. – Le catholicisme et l’islam sont des traditions qui ont assuré leur pouvoir historique sur une caste de clercs. L’idée qu’il n’y a pas de clergé en islam est fausse. Son existence est avérée. La différence est que dans le catholicisme, le prêtre est l’intermédiaire nécessaire entre le fidèle et le Christ, l’ordination sacerdotale autorisant seule la célébration eucharistique. En islam, l’institution cléricale n’a pas cette dignité, en l’absence d’une liturgie sacrificielle.

Mais de fait dans les deux cas, la conduite de la vie spirituelle du simple croyant est soumise à l’autorité des clercs. Leur présence et leur pouvoir impliquent pour le fidèle une religion de la soumission qui veut astreindre chaque acte de la vie quotidienne à une règle religieuse édictée par les oulémas. Comment cela est-il compatible avec l’aspiration moderne à la liberté personnelle de conscience et de choix ? Cette aspiration est restée cantonnée depuis les Lumières aux domaines moral et politique. Mais elle gagne aujourd’hui le champ du sacré. Là aussi, une révolution profonde se met en marche. Autrement dit, les hommes de foi de notre temps ne veulent plus obéir, mais choisir. Le temps de la tutelle ecclésiastique est terminé.

Désormais, le croyant moderne se considère, au même titre que le non-croyant, comme adulte, majeur, et n’a plus besoin des anciens tuteurs qui perdent toute légitimité. Comment dans ces conditions les Eglises catholique, sunnite, chiite, vont-elles pouvoir continuer de légitimer leur existence ? Ne serait-ce pas au prix d’une redéfinition complète de leur fonction ? Le Forum ne devrait-il pas prendre acte de cette fin du magistère spirituel des Eglises ? Mais comment une réunion qui a lieu au Vatican, siège du pouvoir ecclésial, et qui accueille des dignitaires musulmans, pourrait-elle être le lieu opportun d’une telle autodestitution ?

3. – Depuis que le philosophe Jürgen Habermas a dit son « intérêt pour une approche respectueuse des traditions religieuses qui se distinguent par la capacité supérieure qu’elles ont d’articuler notre sensibilité morale », le thème du retour des religions dans l’espace public en termes de « ressources de sens » a fait fortune. Mais qui peut aujourd’hui donner une signification plus précise à ces concepts ?

Les religions interviennent certes sur la plupart des sujets éthiques, de la bioéthique à l’environnement, mais ce qu’elles peuvent apporter à notre civilisation globale peine à mieux se définir. Il faudrait peut-être qu’elles le fassent en s’interrogeant d’abord sur ce dont nous avons le plus besoin : les moyens de redonner du sens et de la vigueur à l’humanisme – ce vieil humanisme presque succombé aujourd’hui sous les coups conjugués des atrocités du XXe siècle, de la platitude tautologique des formules des Droits de l’homme, et enfin de toutes ces philosophies nihilistes, philosophies de croque-morts à la mode encore aujourd’hui et qui n’en finissent plus de décréter la mort de l’homme.

Francis Fukuyama faisait le constat en 1990, et nous n’avons pas avancé d’un iota : « Aujourd’hui, tout le monde parle de la dignité humaine, mais on ne s’accorde nullement sur ce qui fonde cette dignité chez l’homme. » La responsabilité des religions, comme celle des autres visions du monde ou sagesses existentielles, est là et nulle part ailleurs. Si elles n’ont rien à dire sur le sujet, qu’elles se taisent. Car l’homme est bel et bien en danger de mort, et nous ne pouvons plus nous en tenir à ce cynisme qui se contente de le regarder mourir en silence.

Nous n’avons plus sous nos yeux, en matière d’humanité, que le standard de l’individu de la société de consommation, qui n’a plus aucun projet spirituel pour lui-même, mais ne sait plus qu’empiler indécemment des richesses matérielles ou les revendiquer. La notion de culture de soi, de travail sur soi, n’a plus de sens, car elle n’a plus de direction supérieure vers laquelle s’orienter. L’être humain ne sait plus quoi faire de lui-même, comme s’il avait perdu toute ambition pour lui-même, toute aspiration à une grandeur possible. Or c’est sur ce point que les religions ont une expertise immémoriale. Car depuis des millénaires, ce n’est pas tant de Dieu qu’elles nous entretiennent le plus pertinemment que des possibilités les plus élevées de notre propre nature.

De qui sera-t-il donc question au Forum, de l’homme ou de Dieu ? Si c’est de Dieu, le temps et la salive seront perdus, l’urgence de l’heure ignorée. Car c’est sur l’homme que, plus que jamais, il faut nous concentrer. Et les religions doivent comprendre – au sujet d’elles-mêmes – que c’est sur lui qu’elles sont en réalité centrées depuis toujours. »

Abdennour Bidar
Philosophe spécialiste de l’islam et des évolutions de la vie spirituelle dans le monde contemporain

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