« Baby loup : gare à ne pas couper la France en deux » (Le Monde, 28 mars 2013)

« Il convient de combler une vide juridique et de trouver la manière d’associer tout le monde, tous les espaces sociaux, secteur privé et service public, à cette responsabilité laïque. C’est par idéal républicain, et plus précisément par un souci libre de prendre sa part de responsabilité dans la promotion concrète de cet idéal, que la crèche privée Baby Loup s’est donné son règlement intérieur préconisant que ses personnels et son fonctionnement obéissent au principe d’une « neutralité philosophique, politique et confessionnel ».

Or c’est cela précisément qui rend très difficile à comprendre la décision de la Cour de cassation venant casser et annuler le licenciement de l’employée voilée de la crèche.

Voilà en effet que l’une des plus hautes institutions de notre République sanctionne un engagement républicain particulièrement remarquable parce que, cette crèche étant privée, rien ne l’obligeait à s’engager comme elle l’a fait pour la laïcité !

Le problème de fond est là, au niveau de la délimitation du périmètre de la laïcité, de la détermination de l’aire légitime et légale de l’exigence laïque. La Cour de cassation casse les jugements antérieurs au motif qu’une entreprise privée n’a pas le droit de contraindre ainsi ses salariés à ne pas afficher leur appartenance religieuse.

LES PRESSIONS RELIGIEUSES SE MULTIPLIENT

Autrement dit, elle tient compte d’un état actuel du droit, qui délimite le périmètre de cette exigence laïque aux seuls agents du service public dans l’exercice de leurs fonctions. C’est, par exemple, l’interdiction pour le professeur d’afficher ses convictions personnelles, politiques ou religieuses, dans le cadre de son enseignement…

Mais que vaut cette logique de notre droit dans le contexte actuel, où les pressions religieuses se multiplient du côté des entreprises ? Que vaut face à cela le séparatisme juridique actuellement en vigueur ? La Cour de cassation établit sa décision sur le fait, éminemment contestable d’un point de vue éthique et politique, qu’une entreprise privée n’aurait pas le droit de demander à ses employés de prendre l’engagement républicain de la neutralité laïque… N’y a-t-il pas là quelque chose de profondément absurde et choquant pour toute conscience laïque ?

A la limite, il serait possible d’envisager que la vertu de cette décision soit précisément de mettre en évidence l’absurdité et l’inadaptation de notre droit actuel… Ce serait en quelque sorte une décision martyre – prise en étant consciente de sa propre absurdité pour appeler à un changement, en l’occurrence pour provoquer le législateur à combler un vide juridique manifeste devenu trop problématique pour continuer d’exister.

Mais en attendant, nous nous retrouvons tous à faire ce constat extrêmement désagréable que le plus haut tribunal républicain semble interdire à des citoyens d’être républicains ! Voilà qui est pour le moins abracadabrantesque, aurait dit un certain président ! Car c’est ici la République contre elle-même. La République contre la laïcité républicaine. La République qui interdit d’être républicain.

DES CONSÉQUENCES REDOUTABLES

A n’en pas douter, hélas, les conséquences de cette décision incroyable seront tout à fait redoutables. Pourquoi ? Parce qu’on vient de refuser que cette entreprise privée participe à la responsabilité de faire vivre le principe de laïcité ; et parce qu’en refusant cela, la Cour de cassation vient de casser la France en deux et de fragiliser le principe de laïcité.

Car elle ouvre ou plutôt sanctifie un gouffre immense entre d’un côté un secteur privé, qui n’a jamais mieux porté son nom, parce que justement il se retrouve ici privé du droit de demander à ses personnels de respecter la neutralité laïque, et de l’autre côté un secteur public, un service public qui se retrouve tout seul chargé de faire respecter la laïcité…

Comment faire mieux, ou pire, si l’on veut faire recommencer une énième version de la guerre des deux France ? Comment faire mieux, ou pire, si l’on veut créer une fracture sociale, morale et culturelle de plus dans notre pays, en faisant passer cette nouvelle ligne de fracture en plein milieu du monde du travail ?

Comment dresser encore un peu plus les fonctionnaires contre tous les autres salariés, qu’en faisant d’eux l’exception d’un îlot de laïcité au milieu d’un océan de libéralisme culturel dans lequel tout est permis, dans lequel chacun a le droit d’afficher n’importe quelle différence individuelle, n’importe quel individualisme ou communautarisme ?

Veut-on donc qu’il y ait demain, sur ce plan aussi, deux France au lieu d’une République une et indivisible ? Deux France, l’une laïque et l’autre pas. L’une qui doit (dans les écoles publiques, les hôpitaux, les administrations) assumer de façon isolée, et à contre-courant, la responsabilité de faire vivre le principe de laïcité. Et l’autre, la France des entreprises privées, qui se retrouve quant à elle exclue de la responsabilité laïque – comme si elle en était indigne ?

Nous sommes pourtant dans une situation sociale qui devrait suffire à nous ouvrir les yeux et nous faire comprendre l’évidence que la responsabilité de faire vivre et respecter la laïcité doit être désormais partagée par tous, assumée par tous.

UN VIDE JURIDIQUE À COMBLER

Voilà le sens du vide juridique à combler : trouver la manière d’associer tout le monde, tous les espaces sociaux, secteur privé et service public, à cette responsabilité laïque.

Cela ne veut pas dire, bien entendu, qu’il faille soumettre tout le monde aux mêmes règles. Au contraire ! Comment donc adapter l’application du principe de laïcité à la particularité de chaque espace social tout en les solidarisant tous autour de ce principe ? L’unité ne signifie pas l’uniformité. Il nous faut repenser et redéfinir juridiquement l’application du principe de laïcité de façon globale et locale, c’est-à-dire à la fois cohérente et différenciée, convergente et particulière, dans l’ensemble de nos espaces sociaux (les services publics, mais aussi tous les autres) en arrivant à tenir compte de la spécificité de chacun et sans en laisser un seul en dehors de l’exigence laïque.

Bien que les mêmes règles ne puissent être appliquées au service public et au secteur privé, l’exigence de neutralité laïque étant nécessairement plus élevée pour le premier nommé, néanmoins le même principe doit prévaloir partout. Il faut unifier notre champ social autour du respect du principe de laïcité sans l’uniformiser pour autant par des règles identiques dans tous les espaces sociaux. »

Abdennour Bidar
Philosophe spécialiste de l’islam et des évolutions de la vie spirituelle dans le monde contemporain

Source…